LA COMMUNITE DES JARDINS

Jardins des Vertus – Aubervilliers

Cette recherche s’inscrit dans la poursuite des Transmissions Végétales semées avec Agnès Prévost. Elle a pour objet les relations plantes-humains et porte spécifiquement sur les Jardins ouvriers des Vertus situés à Aubervilliers en banlieue parisienne. Elle a été rendue possible par toutes les discussions et les visites des jardins avec Viviane Griveau-Genest.

Délimitations et étendues

En regardant longuement les photographies prises dans ces jardins, je comprend une chose évidente, un jardin est le fruit d’une relation plantes-humains ! De manière très simple, l’espace même du jardin est une manifestation de cette relation : la taille d’un jardin est fonction du temps qu’on a pour s’en occuper et de ce qu’on attend de ce jardin en terme de subsistance ou de plaisir (ou de prestige pour les possesseurs de domaines).

Grilles des Jardins des Vertus vues depuis l’intérieur

Les démarcations d’un tel lieu parlent aussi de cette relation. Le jardin est rendu visible par ses délimitations, les clôtures, murs, bornes, treillages, plessis, grilles, bacs, etc. C’est le cas à Aubervilliers où les Jardins des Vertus sont délimités par différentes sortes de grilles, puis à l’intérieur où les parcelles sont généralement bien séparées les unes des autres par des clôtures. Evidemment cette caractéristique du jardin en est la part la plus humaine de la relation. Partant du végétal, l’espace sera plutôt perçu comme « espace vert » (c’est-à-dire en terme d’étendue), dans la ville le jardin apparaît ainsi, en disjonction avec le reste de l’environnement minéral, mécanique, électrique et anthropique.

Plantes adventices sur une parcelle des Jardins
Polarités

La plante entretient une relation à l’espace différente de la notre. Elle est fixée à la terre. Le déplacement des plantes se fait se fait à travers la croissance et la reproduction plus que par la locomotion : les graines sont dispersées, les vrilles serpentent, les stolons plongent, les racines drageonnent, … Notre relation à l’espace est celle d’animaux automobiles. Les yeux jouent un rôle essentiel dans la mobilité, perçue et exécuté. Le champ visuel offre une expérience spéciale de l’espace physique, il est tourné vers le devant de l’animal, l’espace de la perception visuelle des animaux a donc une polarité avant/arrière. L’espace physique lui a une polarité due à la gravité. A cause de la gravité, la verticalité n’est pas vécue de la même manière que les autres dimensions de l’espace1. Prendre en compte cela, c’est acter la contrainte énergétique qui conditionne l’existence de tout être vivant. La plante peut nous rappeler cette relation à un espace polarisé verticalement : tiges qui se dressent vers le ciel, tronc ligneux des arbres, chute des fruits, équilibre de la ramure. Si les jardins sont un lieu commun aux plantes et aux humains, l’image d’un jardin pourrait aussi être représentée selon une géométrie commune : une représentation de l’espace qui intriquerait ces deux polarités.

Branches de figuier soutenues par des tasseaux
Propriétés et communité

A Aubervilliers, l’été, il fait chaud, très chaud. Et comme me l’explique Viviane, les jardins apportent de la fraîcheur, à ceux qui ont la chance de pouvoir s’y installer à l’ombre d’un arbre, et aussi pour ceux qui vivent et travaillent à proximité. La température est modulée par l’écran que forme le couvert végétal, mais aussi grâce à l’évapotranspiration des plantes. Ces qualités de température, de luminosité, d’humidité, forme l’environnement des jardins, un environnement vivable. Un tel environnement constitue une relation essentielle à notre existence : même si un humain peut moduler sa propre température, il ne peut le faire que dans certaines limites, les canicules des précédents étés nous l’ont appris. Si les humains modernes se sont habitués à se définir « en propre » (propriétés), la nécessité de vivre avec les plantes nous induirait plutôt à nous penser en commun, non seulement selon des propriétés mais aussi suivant des communités.

Ombrage
Usage

En écoutant un jardinier, je comprend qu’ils ne forment pas tout à fait une communauté soudée. C’est la mairie qui possède les lieux et en octroie la jouissance à telle ou telle famille. Cette forme de gestion sépare les jardiniers entre eux et aussi des autres habitants qui n’ont pas accès à ce petit paradis. Les jardiniers reproduisent le rêve d’une petite propriété : avec leur cabanon construit comme un pavillon et le jardin familial entouré de clôtures. La propriété et la gestion par une personne morale (la municipalité) induit un certain usage des jardins. Un usage qui va à l’encontre de la création d’une communauté idéale de jardiniers et des jardins perçus comme bien commun2.

Parcelle avec sa cabane
Conditions

Or une partie de ces jardins merveilleux et nécessaires est menacée. Un projet de piscine installerait un solarium à la place. Il paraît absurde de vouloir détruire des espaces de régulation thermique pour les remplacer par un lieu bétonné qui échauffera encore un peu plus l’atmosphère urbaine. D’autant que le solarium pourrait être placé sur le toit de la piscine permettant ainsi de sauvegarder les jardins sans forcément nuire au projet. Si on en arrive à cette situation c’est que la valeur des jardins (qualité environnementale, biodiversité, agriculture) n’est pas prise en compte face à l’accroissement de la valeur foncière escomptée. Un groupe de jardiniers s’est mobilisé pour tenter de défendre ces lieux. L’enjeu de leur lutte passe par la reconnaissance de cette valeur.

Une lutte, un mouvement social, nous fait échapper à notre quotidien. Les luttes déterminent pour partie leurs propres conditions. Parfois la création de ces conditions oblitère les buts mêmes de la lutte. Le mouvement Nuit Debout, auquel j’ai participé, s’est caractérisé par le refus de fournir des revendications et a préféré travailler à sa propre auto-organisation et à la constitution d’un espace de vie et de décision autonome. C’est sur les ZAD (Zones à Défendre) que se réalisent des alliances entre humains et animaux : à travers la défense d’espèces protégées, la relation animal-humain devient une condition de la lutte. Ce sont des expérimentations qu’on aimerait voir se pérenniser non seulement sur le territoire de cette lutte mais aussi ailleurs. Les actions (réunions, visites de jardins, affichage de rue) et les manifestations des jardiniers d’Aubervilliers constituent un groupe, un ensemble qui rompt l’effet individualisant des jardins enclos. Les affiches placardées à différents endroits tissent un lien sémiotique entre les jardins. Le fait de parler à la radio ou sur internet rend compte des attachements qui se sont noués entre la terre, les plantes et les humains. C’est un autre usage des jardins que laisse entrevoir ces conditions particulières. Quelque soit le résultat de la lutte, elle laisse son empreinte sur l’espace social des jardins et de cellesceux qui l’ont traversé.

Affiche réalisée pour défendre les Jardins
La communité des jardins

Les pistes explorées jusque ici sont très diverses. Elles tendent toutes vers un changement de point de vue : montrer les choses depuis les jardins. Regarder les relations plantes-humains, c’est regarder les jardins comme un être à part entière. Un être fruit d’une relation, c’est-à-dire d’une communité comme je l’appelle. Cette communité pourrait être représentée par l’intrication des deux espaces, celui des plantes et celui des humains. Et aussi en montrant les conditions et les usages des jardins. Le jardins serait vu comme une entité, affectée et affectant, et un environnement -à travers les modifications de l’espace qu’il détermine (température, lumière, humidité) et aussi à travers les changements de l’espace social (relations entre les jardiniers en lutte, et relations affectives humains-plantes).

Chemin, partie commune des Jardins
  1. Pour une plus ample explication sur cette polarité de l’espace physique et ses relations aux plantes voir le livre de Francis Hallé, « éloge de la plante ».

2. L’opposition entre propriété et communauté dans le droit français est clairement démontrée par Sarah Vanuxem dans son livre « La propriété de la terre ».