
Avec Agnès Prévost, nous avons proposé trois rencontres-discutées à la Semeuse à Aubervilliers. Nous y avons partagé notre recherche Transmissions végétales. Pour la dernière séance, nous avons passé un après-midi à observer les plantes et à dessiner. En fin de journée, j’ai lu un conte.
Gomme et Crayon vivaient ensemble au beau pays de l’art
Crayon crayonnait et Gomme gommait joyeusement ce que Crayon dessinait
Mais lors d’une séance de dessin Gomme vit apparaître une minuscule tâche verte au coin de sa feuille
Gomme se jeta sur elle mais ne put la gommer
Crayon lui dessina deux petites feuilles et en fit une jolie pousse
Le lendemain la petite pousse avait poussé hors de la feuille et s’étirait et se contorsionnait au sol
C’était presque une flaque verte au milieu de l’atelier de Gomme et Crayon
Chaque jour Gomme essayait de repousser ce vert envahissant et Crayon lui crayonnait de nouvelles tiges, des feuilles, des fruits, …
Bientôt la maison fut envahie par une véritable masse verte qui débordait par toutes les ouvertures.
Elle atteignit la rue, puis les maisons alentours
Le vert recouvrait tout
Gomme s’usait à gommer en vain cette couleur agaçante

Gomme alla voir le conseil des fournitures d’art
Mais la masse verte s’étendait toujours, et quand elle entra par la fenêtre du conseil, elle fit peur à ses membres qui s’enfuirent
Gomme alla voir le directeur du centre d’art municipal
Cependant Crayon venait de dessiner de grandes racines noueuses à la masse verte
Et celles-ci enflant démesurément commencèrent à soulever le centre d’art jusqu’à le renverser complètement
Gomme alla voir le Grand Collectionneur
Le Grand Collectionneur dit : « C’est intéressant »
Il entreprit d’ériger un mur pour retenir la masse verte et en faire une attraction
Et le Grand Collectionneur fit payer l’entrée
Mais le végétal ne fut pas contenu longtemps
Il s’étendait partout et s’invitait chez tous et toutes
Plus personne ne voulait aller le visiter
Et le Grand Collectionneur du licencier tous les membres du personnel
Et s’en alla collectionner ailleurs

Le foisonnement vert devint alors si gigantesque qu’il envahi tout le pays de l’art
Le transformant en un vaste désert verdoyant
Tout le monde ne parlait que de cette couleur partout présente, mais que faire ?
Gomme dit à crayon : « Entrons dans ce grand désert vert et allons voir ce qu’il en est »
Avec Crayon, les deux aplatirent des tiges légères, évitèrent de légers frisotis, zigzaguèrent entre les épines, les poils urticants et les ronces piégeuses
Au milieu du désert vert, iels escaladèrent une petite colline
Gomme et Crayon distinguaient nettement tout le paysage submergé par la végétation
Des tas de sculptures dévorées, des arbustes qui avaient fait éclater les murs et ravagé écoles d’art et fondations d’entreprises
« En fait tous ces endroits qui nous paraissaient immenses, ce n’est pas si grand vu d’ici » suggéra Crayon
Et Gomme entreprit d’effacer ce monde à l’abandon
Avec Crayon, iels s’amusèrent alors à dessiner et à gommer ça et là
A faire des erreurs et à se reprendre
Entrelaçant les plantes consœurs et ouvrant des corolles de fleurs partout
Le désert vert devint leur nouvelle maison, d’ici les étoiles leur semblaient plus lumineuses, au dessus d’eux des oiseaux tournoyaient avant de se cacher dans les feuillages
Tous les soirs, les rayons du soleil couchant inondaient cette immense prairie
Ici Gomme et Crayon se sentaient bien et leurs ami•es, Papier et Encre vinrent les rejoindre
Et c’est ainsi qu’iels vécurent heureux•ses jusqu’à ce que l’usure ait fait disparaître Gomme et que Crayon soit devenu si petit qu’il ne pu plus crayonner

Et la morale de ce conte ?
En l’écrivant, j’avais une idée en tête : l’entrée dans une nouvelle époque. À la période précédente, il y a quelques années encore, certains pensaient qu’il suffirait d’accepter la présence du vert, de l’écologie, l’irruption de Gaïa, l’entrée dans l’anthropocène pour que la menace de catastrophes se résorbe. C’est pour le dire vite, le sens du ‘ »capitalisme vert » – on garde les choses comme elles sont mais en y ajoutant un peu de vert. Aujourd’hui, il semble évident qu’un changement majeur est devenu inéluctable.
L’anthropologue Tim Ingold a intitulé un de ses livres « Marcher avec les dragons » en référence à une histoire pour enfants « Les dragons ça n’existe pas ». Dans cette histoire, un enfant se lève un jour et voit un petit dragon au pied de son lit. Sa maman refuse de reconnaître l’existence de ce dragon et tout au long de la journée, le dragon ne cesse de grandir, grandir, jusqu’à devenir immense et emporter la maison. Quand les parents acceptent enfin qu’il y a bien un dragon, celui-ci rétrécit jusqu’à retrouver une taille acceptable par les membres de la famille. Tim Ingold y voit une métaphore « de la rupture que nous avons crée entre le monde et notre imagination. » Ce conte-ci est une réponse à cette métaphore. Aujourd’hui on crie haut et forme qu’il y a bel et bien un dragon dans la pièce. Les grands médias, les multinationales, les fondations d’art, … Et pourtant le dragon ne rétrécit pas, au contraire malheureusement. Ma morale ce serait qu’il n’y a peut-être pas de dragon mais plutôt un vert envahissant.
Mais en fin de compte ce n’est que ma morale. Quand j’ai lu le conte, j’ai demandé aux personnes présentes quelle morale elles tiraient du conte. Et j’ai été surpris de la diversité mais aussi de l’étrangeté de leur réponses. Un conte est un peu comme un prisme pour la pensée. La lumière du sens y est séparée en une multitude de couleurs. Ce qui importe dans le conte, ce sont les structures qui sous-tendent le récit, les transformations, les renversements, les mutations. C’est grâce à celles-ci que nous investissons le personnage mystérieux du « vert » de telle ou telle signification. Ainsi certain·e·s ont vu dans le conte un cycle saisonnier, d’autres ont distingué dans la narration, presque à l’opposé de ma morale, un symbole de la modernité, la modernité faisant table rase du passé pour créer du nouveau.
Et vous quelle serait votre morale ? Que représente ce vert pour vous ?
Le conte a été lu lors de la troisième rencontre-discutée à la Semeuse en mai 2023
Merci à Alix Gigot d’avoir imaginé avec nous ces rencontres-discutées et de les avoir rendu possibles
Les dessins sont de Nicolas Guillemin, Laurent Proux et Philip Vormwald
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