
Le texte suivant a été écrit après l’exposition Coénose à Verrières-le-Buisson par Lucie Calise, Agnès Prévost et moi. Je le publie ici car je trouve ce mot coénose important, nécessaire. Il déplace notre attention des qualités d’appartenance vers les processus de formation : avec la communauté nous nous demandons qui en fait partie et pourquoi, avec la coénose c’est l’action de faire ensemble qui compte. Cette différence est inscrite dans les mots eux-mêmes composés du suffixe -(i)té pour la première, et du suffixe -ose pour le second.
« La science ne possède pas encore de mot par lequel une telle communauté d’êtres vivants puisse être désignée ; pas de mot pour une communauté où la somme des espèces et des individus, mutuellement limités et sélectionnés dans les conditions extérieures moyennes de la vie, est restée, par voie de transmission, en possession d’un certain territoire défini. Je propose le mot biocoénose pour une telle communauté. » Karl Möbius The oyster and oyster-culture
Coénose est un terme issu de l’écologie scientifique. Il est utilisé pour parler de communautés non-humaines et des agissements des êtres qui les composent. Il a été inventé par le zoologue Karl Möbius en 1877 dans un article consacré à l’ostréiculture et à la manière dont la vie peut ou non foisonner sur un territoire donné. En ayant à l’esprit le partage nature/culture, on comprend bien l’intérêt de ce terme, car dans son usage courant le mot communauté se cantonne encore la plupart du temps à l’espèce humaine. Depuis la création de ce mot, le vocabulaire de l’écologie s’est enrichi d’autres mots mieux connus comme écosystème ou biotope. Il nous a pourtant paru important de faire voyager « coénose » jusque dans le champ artistique : tourner notre regard vers les communautés non-humaines est crucial aujourd’hui pour comprendre ce qui leur permet de prospérer ou de s’éteindre et peut-être, nous l’espérons, apprendre d’elles.

Coénose est pour nous, donc, une injonction à regarder, à scruter intensément les relations qui trament le monde vivant, un appel à aller à la rencontre de communautés particulières et auxquelles nous n’aurions pas prêté attention : les coénoses végétales, si proche de nous et si ignorées, par exemple. A l’imitation des écologues, nous considérons aussi la coénose comme une manière d’observer notre entourage. En pointant des dispositifs d’enregistrement, citons le Field Recording, vers ces communautés, nous nous mettons à leur échelle. Et ce point de vue particulier fait apparaître avec beaucoup de clarté, leur richesse de formes et leur logique organisationnelle – la poïétique – de ces communautés. Enfin, en faisant retour sur nous-mêmes, nous voyons la coénose comme un modèle pour faire communauté. Cette manière qu’ont les êtres vivants de « faire ensemble » – la sympoïèse chère à Donna Harraway – il nous semble évident de chercher à l’appliquer aux problématiques que nous rencontrons dans l’art. Nous souhaitons considérer la rencontre entre nous et nos recherches respectives comme une coénose, une communauté artistique dont nous souhaitons faire évoluer les liens et faire croître les relations aux autres de manière organique.

Une première occurrence de cette communauté artistique s’est déployée à l’Orangerie – Espace Tourlière à Verrières-le-Buisson en mars de cette année. Nous avons cherché, à travers des oeuvres réalisées pour l’occasion, à montrer quelques uns de ces maillages subtils entre êtres : des graines portées par la fourrure d’un animal, des blés fauchés et tressés par des mains humaines, des arbres laissant ouverte une trouée dans la forêt, un groupe de dessinateur·rices dessinant avec le même crayon… Les coénoses déploient des motifs, mêlant singulièrement dispersion et cohésion, des formes qui se montrent dans ces œuvres. En plus de cela nous nous sommes efforcés d’être attentifs aux effets de bordures entre ce qui relève uniquement de l’activité artistique et les activités connexes rendant possible l’exposition : scénographie, graphisme, commissariat, enquête, etc. Ainsi nous avons cherché à rendre le plus collectif possible chacun des choix concernant ces différents domaines en nous inspirant des formes d’interdépendance et de coopération en jeu dans la coénose. Notre intention n’étant pas de confondre ces activités sous l’étiquette art, mais plutôt d’expérimenter l’exposition comme un milieu luxuriant et fragile, où des modes de pensée et d’action distincts coexistent (beaux-arts et arts appliqués, théorie esthétique et autres champs comme l’écologie, réflexivité et socialité, …). Nous imaginons actuellement des suites à cette première mouture.
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