Article paru dans Code South Way #8 octobre 2019

Symbole
Depuis une dizaine d’années, on observe dans l’art contemporain un certain climat symboliste ainsi qu’une esthétique du symbole. De fait, un grand nombre d’œuvres partage un vocabulaire formel tourné vers le géométrique – parfois accolé de manière abrupte au charnel ou à l’informe, des références à l’occulte (diables, fantômes, nécromants mais aussi pentacles ou vévés), un intérêt pour les langues imaginaires et la cryptographie, un bestiaire digne du Moyen-âge avec ses squelettes dansants, ses monstres hybrides ou ses animaux imaginaires… On pourrait inscrire dans ce courant de nombreux artistes, du Pierre Huyghe d’Untilled à Loris Gréaud en passant par Emilie Ding ou Jimmy Richer. Ce type de production est devenu important après les crises de 2007 et de 2008, celles-ci succédant à une décennie de libéralisation vantée comme inéluctable et heureuse. Peut-être est-il intéressant d’y voir un écho du symbolisme de la fin du XIXe siècle, celui-ci étant aussi lié à l’aboutissement d’une crise (grande déflation des années 1870-1895) et donnant lieu à un retrait et un questionnement sur la fin d’un monde. Si, bien sûr, cette comparaison a ses limites, on ne manquera pas de noter que ces postures de retrait et ce pessimisme peuvent s’accompagner de positions politiques violemment réactionnaires, qu’on pense à l’antisémitisme d’un Huysmans ou l’antiféminisme d’un Joséphin Péladan pour le symbolisme du XIXe siècle ou à la présence de l’alt-right et de sa westhetica dans l’art contemporain.1 On ne peut donc qu’approcher la notion de symbole dans l’art avec la plus grande prudence. Qu’est-ce qui chez ces nouveaux symbolistes peut les pousser à s’intéresser à celui-ci ? Si on considère que le symbole fonctionne par convention, on comprend peut-être cet intérêt. Quand la réalité perd de sa stabilité ou que les valeurs prétendument acquises semblent devoir faire place, on peut être tenté de se tourner vers des normes rassurantes. C’est peut-être ce qui détermine un usage populiste du symbole – le symbole montrant les choses non sur le mode de la ressemblance mais selon une clef d’interprétation partagée. Le symbole dit notre adhésion à cette interprétation plus qu’un discours sur le monde ; ainsi par exemple des fake news qui ne sont ni des informations ni des mensonges, mais les confirmations d’une vision du monde.
1 Larne Abse Gogarty, The Art Right, Art Monthly, Avril 2017, p.9 (article) « The signi cance of building a cultural wing is described by posters on the 4chan /pol/ forum, a central arena for the ‘alt- right’. One poster links to a googledoc entitled ‘Westhetica’, which acts as a kind of instruction manual for the production of ‘alt-right’ (with the title emphasising ‘western’) aesthetics. The anonymous author suggests ‘synthesising’ … futuristic themes with a classical greco-roman base … 80s retro neon vibrancy … »
Diagramme
Le choix des outils sémiologiques est donc une question hautement politique. Et la fascination pour le symbole de certains artistes ne peut manquer d’inquiéter. Pour tenter d’imaginer quel pourrait être un outil plus adéquat, on pourrait évoquer une autre forme de pensée : le diagramme. Celui-ci s’oppose au symbole, étymologiquement le sym– de symbole renvoie à l’unité et le dia– de diagramme renvoie à l’éclatement. Mais le diagramme se distingue aussi du symbole en ce qu’il représente par analogie les qualités d’un objet : il est iconique. Le diagramme a été particulièrement investi en art par les artistes-chercheurs. On pensera immédiatement à un artiste comme Mark Lombardi, dont les dessins sont des graphes, un type de diagramme. Mais on pourra citer également les analytical drawings de William Powhida ou les cartes du collectif Bureau d’études.
Le diagramme permet de réunir des éléments divers et séparés de leur contexte et de les connecter entre eux, soit par un trait soit par simple rapprochement. Il résulte de cela une fragmentation du diagramme en autant d’éléments qui le composent. Pour ressaisir le propos du diagramme, il est ainsi nécessaire de le parcourir. C’est le malheur du diagramme : contrairement au symbole, il est impossible à saisir d’un seul regard. Le diagramme est ardu, intellectuel. Ainsi sont les limites du diagramme – on comprend donc pourquoi les artistes succédant aux artistes-chercheurs ont pu vouloir s’en écarter. Le diagramme a la structure de l’exposé ennuyeux. Si le symbole a un usage populiste, le diagramme a un usage élitiste : il est complexe, explicatif. Il est l’apanage de ceux qui savent.
Syingramme
Il est clair qu’on ne peut se satisfaire des jeux intellectuels du diagramme. Cependant, certains artistes ont montré qu’il pouvait constituer une vraie logique visuelle permettant de décrire des relations complexes. Or le symbole avec sa concision et ses connivences occultes manque de cette articulation (logique visuelle) et de ce réalisme (iconisme). Pour sortir de cette impasse, je voudrais proposer le terme de syingramme. Le syingramme est une image appréhendée comme un tout, contrairement au diagramme qui doit être parcouru, mais constituée d’un ensemble de relations. Il faut imaginer le syingramme à la fois comme une figure de pensée et à la fois comme une représentation réaliste comme une « scène visuelle». Il montre à la fois le singulier – une image avec les qualités sensibles du monde – et des niveaux plus génériques et plus abstraits – des schèmes conceptuels. Le syingramme articule ainsi singularité et généralité et c’est pourquoi il est écrit avec le caractère inventé «» car il est à la fois singramme (comme singulier) et syn-gramme (comme synthèse ou synoptique)2. Regarder un syingramme c’est faire une expérience étrange : voir une image et la mettre en lien avec sa vie à un niveau profond et aussi en faire émerger des conceptions qu’on a parfois de la peine à énoncer. Cela ressemble à un tirage de tarot : tout est à la fois sensible et « philosophique ».

Étant artiste visuel, j’ai pensé ce terme comme un outil pour mes propres recherches. J’ai ainsi réalisé une première série d’images sur le mode du syingramme. Mais ces réalisations personnelles peuvent trouver des échos ailleurs. Quand Philippe Descola, dans son cours du collège de France sur l’ontologie des images, s’interroge sur une occurrence dans l’art moderne du totémisme, il évoque l’artiste Anita Albus. Il qualifie ses peintures de « coalescence du sensible et de l’intelligible » en reprenant les mots de Claude Levi-Strauss. Cette image peut être considérée comme proche parente du syingramme, une image à la fois réaliste et analytique, à la différence du symbole, mais qui n’exclut nullement le mystère.
Si on devait voir une tendance positive dans le symbolisme, ce serait son exigence de rigueur et son intérêt pour le langage et la pensée. Ce qui en revanche paraît tout à fait inquiétant, c’est son refus de la réalité, tout aussi inquiétant que la tendance de l’Europe à se replier sur elle-même et s’isoler du reste du monde. En revanche, le syingramme traduit l’aspiration à une forme de réalisme – c’est-à-dire le besoin empathique d’observer le monde – et, tout à la fois, son examen attentif et réflexif – c’est-à-dire le désir de penser ce monde vu. Si le syingramme avait une esthétique ce serait donc celle d’un réalisme mental.
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